Combustibles

Deutérium et tritium : le cocktail magique

La fusion nucléaire ? Rien de plus facile, du moins au cœur des étoiles où l'intensité phénoménale des forces gravitationnelles conduit les noyaux d'hydrogène à fusionner après avoir franchi la barrière électrostatique qui les tient à distance les uns des autres.  Sur Terre, en revanche, il est extraordinairement difficile d'obtenir des réactions de fusion. Sauf, au terme d'efforts immenses, en mettant en œuvre le cocktail magique deutérium- tritium, les deux isotopes lourds de l'hydrogène.
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Dotés d'un seul proton, les atomes d'hydrogène sont les noyaux atomiques qui présentent la charge électrique la plus basse, et donc la barrière la plus facile à abolir. La recette du cocktail de la fusion est encore plus efficace avec deux des isotopes de l'hydrogène : le deutérium et le tritium. En théorie, d'autres combustibles pourraient fusionner, mais cela exigerait des températures encore plus élevées que les 150 000 000 °C qui seront atteints dans le tokamak ITER.
Pour mieux comprendre, examinons de plus près la recette de ce cocktail très particulier : une dose de protons, d'électrons et de neutrons, un soupçon de mécanique quantique, le tout additionné d'une bonne compréhension de la dynamique entre éléments chimiques.

L'Américain Scott Willms, qui a travaillé pendant 25 ans au laboratoire national de Los Alamos, aux États-Unis, avant de rejoindre ITER en 2011, où il dirige la division Cycle du combustible depuis sept ans, résume les choses de manière simple : « Tous les éléments de l'univers aspirent à une chose : se transformer en fer. Pour cela, les éléments légers fusionnent et les éléments lourds se fractionnent afin de s'approcher au plus près des éléments du milieu de la table périodique, là où se trouve le fer. Parmi les éléments légers, le deutérium et le tritium sont les plus éloignés du fer, et donc ceux qui aspirent le plus à s'en rapprocher. »

Quand des noyaux d'hydrogène fusionnent pour produire de l'hélium et libérer de l'énergie, l'énergie potentielle résiduelle est plus faible que lorsqu'ils étaient séparés. Si l'on ajoute un autre proton et deux ou trois neutrons, on obtient du lithium et une nouvelle production d'énergie, et ainsi de suite jusqu'à atteindre le fer. Dans le sens inverse (fission nucléaire), on obtient de l'énergie par dissociation des atomes, depuis l'uranium (l'élément le plus lourd présent en quantité mesurable dans la nature) jusqu'au fer (le plus stable).

« Lorsque l'on cherche à fusionner des noyaux, un problème majeur se pose : porteurs de la même charge électrique, ils se repoussent mutuellement, explique Alberto Loarte, le directeur de la division Science d'ITER. Il est donc logique de choisir une paire de noyaux porteurs d'une charge électrique aussi faible que possible (et donc d'une « barrière » aussi basse que possible) pour qu'ils puissent fusionner. Les noyaux d'hydrogène ne contenant qu'un seul proton, ce sont eux qui présentent la barrière la plus facile à franchir. »

Bien que l'hydrogène soit le combustible de fusion idéal, un cocktail composé de ses deux variantes isotopiques, qui contiennent plus de neutrons que l'hydrogène ordinaire, se révélera encore plus efficace. C'est pour cette raison que les scientifiques ont opté pour le deutérium, dont le noyau compte un neutron, et pour le tritium, qui en compte deux.

Un des problèmes qui se posent en matière de fusion nucléaire, c'est qu'on ne peut jamais avoir la certitude absolue qu'une réaction se produira. « En physique nucléaire et en mécanique quantique, on ne parle que de probabilités, souligne Alberto Loarte. Ce que nous nous efforçons de faire, c'est d'accroître autant que possible ces probabilités. » Le terme « section efficace » désigne la probabilité qu'une réaction de fusion se produise. « C'est un peu comme sur une table de billard, mais en trois dimensions. La probabilité qu'un atome entre en collision avec un autre est calculée par « géométrie quantique », la section efficace étant la probabilité que la boule blanche vienne heurter une boule de couleur. »

Cette section efficace varie avec la température. Et il se trouve que, comparés aux autres combustibles envisageables, ce sont le deutérium et le tritium qui présentent la plus grande section efficace à la température la plus basse, ce qui en fait des ingrédients parfaits pour le cocktail de fusion. Par ailleurs, les températures de plasma requises pour une production d'énergie nette sont aujourd'hui à notre portée et le rendement énergétique des réactions est élevé : 17,6 MeV pour la réaction de fusion deutérium-tritium.

« Tout ceci est réalisable, nous avons franchi les seuils de tous les paramètres, dit Alberto Loarte. Mais nous n'avons pas encore intégré l'ensemble des paramètres d'une manière qui nous permette de construire un réacteur fonctionnel, capable d'une production d'énergie nette. »

La chambre à vide du tokamak est le « shaker » qui permettra de préparer ce cocktail. De la même manière qu'il faut secouer le shaker pour mélanger les ingrédients d'un cocktail, il faut ajouter de l'énergie, beaucoup d'énergie, au mélange combustible pour déclencher la fusion. Dans le cas d'ITER, le plasma doit atteindre une température 10 à 20 fois plus élevée que celle qui règne au centre du Soleil pour surmonter l'effet des charges électriques opposées des particules. Alors que la température interne du soleil est de 15 millions de degrés « à peine », on aura besoin d'atteindre au moins 150 millions de degrés au cœur de la machine ITER.

Seuls cette température extrême et le confinement généré par la pression considérable exercée par les champs magnétiques permettront aux particules d'entrer en collision et de fusionner pour libérer de l'énergie. La réaction produit des noyaux d'hélium (particules alpha) électriquement chargées, qui demeurent confinées dans le « shaker » par la force magnétique et contribuent, par l'énergie qui les anime, à élever encore la température du plasma. La réaction produit également des neutrons qui, étant électriquement neutres, s'échappent de l'enceinte magnétique.

Il s'agit là d'un aspect essentiel. « Les neutrons, qui ne peuvent être confinés par le champ magnétique, s'échappent, produisant la chaleur qui sera exploitée dans les futures centrales de fusion, explique Alberto Loarte. Malheureusement, cela signifie aussi que le matériau de la paroi du réacteur sera progressivement dégradé par l'impact de ces neutrons très énergétiques. »

En théorie, d'autres combustibles pourraient fusionner, mais les températures exigées seraient encore plus élevées. Les réactions de fusion deutérium-deutérium, par exemple, deviennent possibles dans un plasma chauffé à 400 à 500 millions de degrés. Le bore, un autre combustible potentiel, possède lui quatre protons. Pour qu'il fusionne avec un autre élément léger, il faudrait lui communiquer dix fois plus d'énergie que dans une réaction DT pour surmonter son potentiel répulsif, soit 1 à 2 milliards de degrés.

Pour l'heure, les scientifiques d'ITER et des autres programmes de fusion à travers le monde travaillent avec le deutérium et le tritium, les ingrédients magiques de cet extraordinaire cocktail.

Mais considérons le chemin parcouru, et à quel point la recherche sur la fusion a progressé depuis qu'Ernest Rutherford est parvenu, lors d'une expérience décisive menée en 1934, à obtenir la fusion du deutérium en hélium, ouvrant la voie aux travaux que réalisent aujourd'hui les chercheurs d'ITER.

Qui peut savoir jusqu'où nous conduiront la recherche scientifique, les nouvelles capacités techniques et les sauts technologiques des 90  années à venir ; quels ingrédients nouveaux ou différents deviendront disponibles pour le cocktail de la fusion ?